Ux

Mais au fait pourquoi l'UX a été inventé ?

Alan Cohen
Mais au fait pourquoi l'UX a été inventé ?
“On cherche plus un UI Designer qu’un UX ?”

Cette phrase si répandue révèle un manque de connaissances et de maturité de la part du marché français. Il suffit de taper “UX / UI” sur un moteur de recherche pour voir à quel point cette différenciation est inscrite dans le paysage professionnel français. Et c’est bien précisément la dichotomie des deux concepts qui soulève le réel problème. Malheureusement, en France, un profil UX Designer est bien éloigné du profil issu de l’approche initiale et se résume souvent à un concepteur de maquettes ou de prototypes. 

Mon expérience d’intervenant dans les nouvelles écoles de design m’a permis d’accompagner les étudiants sur leurs projets en entreprises et de voir comment travaillaient une centaine d’équipes de design françaises. L’élément le plus intéressant que j’en retiens est que pour ces entreprises : l’intégration de l’UX Design se résume en 3 temps : 

1 - Veille ou Benchmark ; 

2 - Conception de Parcours / Wireframe ;

3 - Test utilisateur ; 

Afin de comprendre en quoi cela pose un problème, il me semble important de revenir sur les fondamentaux et donc ce qu’est l’essence de l’UX. Attention, l'objectif de cet article n'est pas de poser une définition ou ma définition de l'UX. On voit d'ailleurs la course actuelle à la définition et je ne suis pas sûr que cela apporte tant que cela au débat. De plus, par définition un concept abstrait est mouvant et polysémique. 

Le but ici est plutôt de parcourir l'histoire de la naissance de ce concept dans le but de mieux comprendre pourquoi et dans quel contexte il a été inventé. 

L’origine de l’expérience utilisateur  

Contrairement à ce qui est véhiculé, l'UX n’est pas spécifiquement lié aux tests utilisateurs et à l’intégration des utilisateurs dans le processus de conception. En effet, plus de 10 ans avant la naissance de l’UX , les méthodes itératives sont apparues et sont intégrées dans les équipes informatiques. Pourtant, ce sont les deux principaux arguments utilisés aujourd’hui pour légitimer l’UX. 

En réalité, la notion d'UX apparaît grâce aux découvertes spectaculaires réalisées en sciences cognitives depuis les années 70. Notamment les travaux sur la rationalité humaine, les heuristiques cognitives qui provoquent les biais cognitifs (Tversky & Kahneman, 1974). Mais pour être plus précis, ce sont les travaux sur le rôle des émotions et leurs impacts sur la prise de décision qui a réellement permis de développer le concept d’expérience utilisateur (Norman, 2004). On gagnerait d’ailleurs à définir l’UX comme l’étude des expériences numériques intégrant l’émotion comme information rationnelle pour l’étude de la relation Humain - Machine. Ainsi, dans cette approche, on vise à créer une expérience positive pour l’utilisateur. L’objectif principal de Donald Norman était de lutter comme cette idée encore trop présente aujourd’hui chez certains développeurs français selon laquelle, ce serait toujours la faute de l’utilisateur.  L’utilisateur, ce qui serait limité intellectuellement, fainéant et serait toujours frileux au changement… Mais l’UX ne s’est pas fait en un jour et pour comprendre sa réelle substance,  il faut comprendre les conditions qui ont amené à la création de la première approche complète et efficace qu’est l’UX Design. 

L’histoire de l’UX  

Prequel

La naissance de l’étude de l’interaction Humain-Machine

Norman et Draper, 1986 consacre un livre sur la nécessité d’étudier en tant que discipline à part entière et on y trouve globalement les premiers travaux spécifiques aux interactions entre les humains et les machines. Ce nouveau besoin découle directement de l’explosion des usages informatiques modifiant en profondeur les populations d’utilisateurs. Ces derniers qui étaient experts informatiques se sont transformés en une constellation de profils plus variés les uns que les autres, mais avec un niveau moyen en informatique faible, voire nul. Dans ce contexte économique, les chercheurs en sciences cognitives et humaines ont été sollicitées pour trouver des solutions pour favoriser l’adoption des outils en contexte professionnel. C’est l’entrée des sciences humaines dans l’informatique. 

3 principes fondateurs :

  • Intégrer au processus de conception un focus sur les utilisateurs et sur leur activité
  • Appuyer les décisions de conception sur des mesures empiriques
  • Pratiquer la conception itérative

Ainsi suivra une dizaine d’années très fructueuses en études scientifiques. Créant petit à petit un ensemble de résultats scientifiques, de concepts et de méthodes qui ont pour but de simplifier les usages de technologies par les humains. Contrairement à ce qui est véhiculé,  dès les années 80, les utilisateurs étaient au centre des préoccupations. Mais il manque encore des concepts précis qui permettent de mieux penser la relation entre les technologies et les humains. Il faudra attendre une dizaine d’années pour que le concept d’utilisabilité soit développé et surtout diffuser. 

Émergence du terme “usability” (utilisabilité , 1993) 

« Le degré selon lequel un produit peut être utilisé, par des utilisateurs identifiés, pour atteindre des buts définis avec efficacité, efficience et satisfaction, dans un contexte d’utilisation spécifié » (Nielsen, 1993)

L’utilisabilité comprend 3 sous-facteurs :

  • Efficacité : le produit, permet-il de répondre à la tâche pour laquelle il a été conçu. ?
  • Efficience : est-ce que je peux le faire en dépensant le moins de ressources possibles (temps, cognitif)
  • La satisfaction : des attitudes positives et une absence d’inconfort dans l’utilisation

NB : Le concept a été complété depuis (tolérance aux erreurs, appréciabilité) mais un article sera consacré aux concepts importants en UX 

En plein boom scientifique, on crée de nouvelles normes ISO et on formalise la première méthode de conception itérative et centrée sur les utilisateurs. Ainsi, encore une fois, 10 avant le début de l’UX , déjà l’utilisateur et les tests sont au cœur de l’amélioration des outils. Nous sommes en 2023 et la France commence à peine à mettre les utilisateurs au cœur des réflexions de design.  

Le modèle de conception itérative centrée utilisateurs ISO 13407 (1994)

3 principes fondateurs :

  • Recueillir des données, Comprendre et spécifier le contexte d’utilisation (activité, profils)
  • Comprendre et spécifier les exigences utilisateurs et organisationnel (résultats attendus, tâches)
  • Produire des objets qui matérialisent ces solutions de conception (maquette, prototypes)

À cette même période, les sciences humaines connaissent une petite révolution grâce aux découvertes issues des sciences cognitives et notamment sur le rôle des émotions sur le raisonnement humain. 

L’erreur de Descartes : La fin de la distinction Raison / Passion (Damasio , 1994)

La culture occidentale sépare le corps de l’esprit depuis les philosophes grecques. Il aura fallu attendre le milieu des années 90 pour qu’on prouve que c’était une erreur fondamentale dans la compréhension du fonctionnement humain. Les théories de cognition incarnées (auteur) ont permis de montrer que les deux étaient intimement liées et même, que les émotions étaient au cœur du raisonnement logique. Les études sur la cognition distribuée ont même montré le rôle de l’environnement sur l’activité. On a montré par exemple qu’on pouvait reconnaître le niveau d’un professionnel en regardant son organisation et ses méthodes. 

Lien vers extrait Alain Damasio

Ces travaux ont été intégrés à l’étude des IHM et ont permis des découvertes scientifiques majeures pour l'UX :

  • Corrélation entre l’esthétique et l’utilisabilité perçues d’un produit (Tractinsky et al, 2000)
  • Apparition de la problématique du plaisir d’usage (Jordan, 1998)
  • Indépendamment des qualités d’utilisabilité d’un produit, il est important de se poser la question de ce qui influe sur l’attitude d’un utilisateur à son égard (Norman, 2005)

Le design émotionnel (Fin 20ᵉ / Début 21ᵉ)

Il existe 3 niveaux de plaisir dans la relation entre un objet et un humain.

Niveau viscéral 

S’appuie sur une évaluation automatique des propriétés perceptives (visuelles, sonores, tactiles, olfactives). Exemple : Une alarme incendie est faite pour être désagréable. Elle incite à fuir.  

Niveau comportemental

Il s'appuie sur une évaluation de l’utilisabilité du produit . C’est difficile à satisfaire, car les utilisateurs ne peuvent pas anticiper leurs propres besoins. Exemple : le plaisir de la conduite apporté par une direction assisté 

Niveau réflexif 

Ce niveau concerne le message véhiculé par le produit, sa dimension culturelle. Il est lié à l’image que le produit renvoie de l’utilisateur aux autres. Exemple : L’art ne sert à rien et heureusement. On aime l’art que pour ce que l’art laisser penser. C’est l’objet réflexif par excellence. 

La somme de ces découvertes et cette émulation scientifique ont permis à Donald Norman de créer le concept d’expérience utilisateur. 

Le concept d’expérience utilisateur (2003)

Le terme « user experience » (UX) est présent très tôt dans la littérature (Norman et Draper, 1986) mais c’est au début du 21ᵉ siècle qu’il prend vraiment sa place en tant que modèle systémique complet. Car oui, l’UX n’est pas une méthode, mais un modèle d’analyse systémique : 

C’est une conséquence de l’état interne d’un utilisateur (prédispositions, attentes, besoin, motivations, humeur, etc) des caractéristiques du système conçu (complexité, but, fonctionnalité, etc) et du contexte (ou environnement) dans lequel l’interaction prend place (cadre organisationnel / social, sens de l’activité, volonté d’usage, etc"(Hassenzahl et Tractinsky 2006, p6)

C’est donc un état émotionnel vécu par un utilisateur lors d’une expérience. Cette expérience est la résultante de trois grands facteurs.

Le modèle systémique de l'expérience utilisateur de Norman (1993)

Maintenant que l’UX est mieux définie et qu’on comprend mieux sa substance. Concentrons-nous sur l’UI maintenant pour comprendre les problématiques actuelles en France en UX. 

La définition de l’UI 

Dans le modèle de l’UX de Norman , l’UI renvoie spécifiquement à la communication entre l’humain et l’objet technique. C’est ce qu’on appelle un artefact cognitif.  C’est-à-dire “un outil artificiel conçu pour conserver, exposer et traiter l'information dans le but de satisfaire une fonction représentationnelle”. Norman,1999). Cela peut être très technologique comme un ordinateur ou très archaïque comme un bloc note.  On peut définir l’UI comme un outil de communication entre les humains et la machine. En effet, dans les années 60, seuls les informaticiens étaient capables d’utiliser les ordinateurs, car ils avaient appris le langage informatique. Il a fallu donc créer des interfaces pour des personnes sans qualification en langage informatique. 

Schéma des interactions Informaticien / Machine

Mais lorsque l’ordinateur s’est développé dans les entreprises, les populations cibles ont changé. Il a fallu créer un entre deux mondes pour que les deux systèmes puissent communiquer, ce qu’on appelle une interface

Schéma de représentation de l'UI : un système de communication entre un système Informatique et un Humain

Conclusion

Ainsi l’UX est un contenant qui englobe tout, c’est l’étude du Système : 

Humain / Technologie / Contexte d’utilisation

UI est consacré à l’interface entre le système technologique et le système humain 

→ L’UI est forcément de l’UX 

→ L’UX n’est pas forcément de l’UI 

Une bonne UX s’obtient quand il y a une adéquation entre les caractéristiques de l’utilisateur , le contexte d’utilisation et l’outil représenté en partie par l’UI. 

La cafetière pour masochiste tiré du livre de Norman (2012)

L’UI joue donc un rôle majeur dans l’UX mais l’UX ne se résume pas à l’interface utilisateur. Enfin, dans le design au sens large, l’interface et le lien entre deux systèmes. L'anse est l’interface qui permet à l’humain d’utiliser sa cafetière. D’ailleurs la cafetière pour masochiste est un bon exemple pour comprendre les relations entre interface et UX. La manière dont l’interface est faite peut avoir une incidence sur l’expérience. Elle favorise certains comportements, elle renvoie par sémiologie à des significations et permet l’utilisation. L’exemple de la cafetière pour masochiste illustre le lien entre l’interface entre l’outil et l'humain. En effet, l'anse oriente vers une activité dangereuse si elle contient de l’eau bouillante. 

Ce manque de maturité engendre de mauvaises méthodes, trop simplistes et trop orientées sur l’esthétisme et non sur le cœur de l’UX Design qui cherchent dans un contexte donné à adapter les outils aux caractéristiques spécifiques de ses utilisateurs. 

"J’ai inventé le terme parce que pour moi, l’interaction homme-machine et la notion d’usabilité étaient des termes trop étroits. Je voulais couvrir tous les aspects de l’expérience qu’une personne peut avoir avec un système en incluant le design industriel, graphique, l’interface, l’interaction physique et la notice. Aujourd’hui le terme s’est tellement répandu largement qu’il a commencé à perdre son sens… expérience utilisateur, design centré utilisateur, usabilité ; toutes ces choses, même les affordances. Ces termes en entrant dans le vocabulaire ont comme perdu leur sens spécifique. Les gens les utilisent souvent sans savoir pourquoi, sans savoir ce qu’ils signifient, leur origine, leur histoire, ou ce dont il s’agit."  (Norman, 2012)
Références

Tversky, A., & Kahneman, D. (1974). Judgment under uncertainty: Heuristics and biases. Science, 185(4157), 1124–1131. https://doi.org/10.1126/science.185.4157.1124

Norman, D.A. and Draper, S. (1986) User Centered System Design: New Perspectives on Human-Computer Interaction Lawrence Erlbaum Associates.

Nielsen, J. (1993) Usability Engineering. Academic Press, Inc., Harcourt Brace & Company, San Diego, USA

NORMAN, Donald A. Les artefacts cognitifs In : Les objets dans l’action : De la maison au laboratoire [en ligne]. Paris : Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1993 (généré le 28 juillet 2023). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/editionsehess/9870>. ISBN : 9782713230820. DOI : https://doi.org/10.4000/books.editionsehess.9870.

ISO 13407 (1994)

Damasio, A. R. (1994). Descartes’ Error : Emotion Reason, and the Human Brain. New York: Avon Books.

Tractinsky, N & Katz, Adi & Ikar, D. (2000). What is beautiful is usable. Interacting with Computers. 13. 127-145. 10.1016/S0953-5438(00)00031-X. 

Norman, Donald. (2004). Emotional Design: Why We Love (or Hate) Everyday Things. 

Marc Hassenzahl & Noam Tractinsky (2006) User experience - a research agenda, Behaviour & Information Technology, 25:2, 91-97, DOI: 10.1080/01449290500330331

Kahneman, D. (2011). Thinking, fast and slow. Farrar, Straus and Giroux.

Norman, D.(2012). Le design des objets du quotidien. Edition Eyrolles