Méthodologie

Utiliser concrètement un modèle scientifique pour améliorer ou analyser son produit ou service : L'approche du design émotionnel de Norman

Alan Cohen
Utiliser concrètement un modèle scientifique pour améliorer ou analyser son produit ou service : L'approche du design émotionnel de Norman

Préambule

Depuis quelques années, on observe de plus en plus l’emploi de références scientifiques pour légitimer un contenu professionnel. On retrouve notamment Kahneman pour les biais cognitifs, Thaler en économie comportementale et les erreurs de décision, ou encore Norman et la méthode de l’UX Design. Au niveau du partage, on retrouve principalement des méthodes, et moins de contenus de connaissance ou modèles théoriques directement applicables en entreprise. Partager des méthodes est intéressant et utile, cela permet de structurer les actions, mais les modèles scientifiques peuvent également offrir de nombreux intérêts. Effectivement, ils permettent de faciliter l’analyse de données, de produire des résultats de qualité, et donc de prendre de meilleures décisions par la suite. C’est dans ce cadre que j’ai voulu rédiger une série d’articles sur des applications concrètes de modèles scientifiques. L’objectif est de partager des outils théoriques pour enrichir des analyses de produits directement applicables en entreprise ou pour toute forme d’organisation. Ce premier article traite spécifiquement du modèle émotionnel (Norman, Ortony & Revelle, 2005), puis un second article présentera un kit d’utilisation de ce modèle prêt à l’emploi pour analyser, de manière qualitative, le niveau d’engagement entre des humains et des objets.  

Plus largement, comment comprendre des engouements réguliers envers une marque en dehors de logique purement rationnelle ? Bien que très utilisée, la notion de “besoin” ne permet pas de comprendre tous les comportements d’achats, ni même l’engagement de certains consommateurs envers une marque. La notion de besoin est caractéristique des approches rationalistes, c’est-à-dire considérant l’Humain comme un être rationnel. En d’autres mots, chaque comportement serait défini par le ratio entre les bénéfices et les coûts pour l’individu. C’est la théorie de l’homo œconomicus massivement diffusée dans les années 50. Cependant, certains comportements de consommateurs sont davantage assimilables à des comportements de “fan” qu’on a plutôt l’habitude d’observer dans le domaine artistique ou sportif. Quel est alors le point commun entre ces situations différentes a priori que sont l’engagement dans l’art, le sport et les technologies ? La réponse se trouve dans les ÉMOTIONS ! Ce sont les émotions qui expliquent le mieux les relations très fortes d’engagement, indépendamment de la situation, que ce soit une relation à des artistes, des sportifs ou un club et également des objets ou des outils technologiques.

Introduction 

Comment expliquer que dans un domaine a priori rationnel comme l’achat de matériel informatique, certains comportements d’achats peuvent paraître excessifs, comme le fait d’attendre une nuit entière jusqu’au matin la sortie d’un nouveau produit ? Cette question se pose d'autant plus qu'il s'agit de produits globalement accessibles.

(Images provenant de Istock libre de droit)

Par ailleurs, comment comprendre qu’à chaque sortie d’un nouvel iPhone®, on voit des gens attendre des heures, y compris chez des populations qui possèdent la version sortie un an plus tôt ? Autrement dit, comment expliquer qu’indépendamment des nouvelles qualités du produit sorti, l’attente et l’engagement soient toujours aussi forts envers une marque ? Dernièrement, on a pu observer ce fort niveau d’engagement lors de la sortie de l’Apple Vision® vendu à 3 500 euros très rapidement par les consommateurs les plus attachés à la marque et ce pourtant, avec très peu voire aucun usage concret.

Plus largement, comment comprendre des engouements réguliers envers une marque en dehors de logique purement rationnelle ? Bien que très utilisée, la notion de “besoin” ne permet pas de comprendre tous les comportements d’achats, ni même l’engagement de certains consommateurs envers une marque. La notion de besoin est caractéristique des approches rationalistes, c’est-à-dire considérant l’Humain comme un être rationnel. En d’autres mots, chaque comportement serait défini par le ratio entre les bénéfices et les coûts pour l’individu. C’est la théorie de l’homo œconomicus massivement diffusée dans les années 50. Cependant, certains comportements de consommateurs sont davantage assimilables à des comportements de “fan” qu’on a plutôt l’habitude d’observer dans le domaine artistique ou sportif. Quel est alors le point commun entre ces situations différentes a priori que sont l’engagement dans l’art, le sport et les technologies ? La réponse se trouve dans les ÉMOTIONS !  Ce sont les émotions qui expliquent le mieux les relations très fortes d’engagement, indépendamment de la situation, que ce soit une relation à des artistes, des sportifs ou un club et également des objets ou des outils technologiques. 

1 - La révolution des sciences cognitives 

On a pensé longtemps que l’Humain était rationnel, à partir des années 50 on a même assimilé son fonctionnement à un ordinateur. Cependant, cela fait un peu plus d’une vingtaine d’années (Damasio, 1994; Andersen & Guerrero, 1998, Kahneman, 2011; Houdet, 2021) qu’il existe un consensus sur le fait que les émotions sont en réalité au cœur du raisonnement et que L’Humain ne fonctionne pas comme un ordinateur ou une intelligence artificielle (IA). C'est ce qui explique pourquoi il y a encore autant de fumeurs dans le monde, malgré le consensus scientifique sur ses méfaits sur la santé. Dans le domaine médical par exemple, on remarque qu’une grande quantité de grands malades ne prennent pas scrupuleusement leurs traitements (la non-observance). Du point de vue des médecins, c’est incompréhensible, et effectivement, d’un point de vue purement rationnel, on peut le comprendre. Pourtant, dans le même temps, 15 à 20 % des médecins français déclarent fumer quotidiennement, ce qui est ici aussi incompréhensible d’un point de vue rationnel. Ainsi l’Humain ne fonctionne pas comme un ordinateur ou un modèle mathématiques strict. Il répond à des logiques variables et parfois paradoxales dans ses prises de décisions. Par exemple, un médicament pourra être rejeté en fonction de sa couleur. Un patient pourra penser que le médicament rouge lui donne des vertiges et non le tout petit blanc, qui lui paraît inoffensif, alors qu’en réalité, c'est bien ce dernier qui est la cause de ses vertiges. 

L’être humain est pourvu d’émotions, de représentations, de cultures ce qui crée un certain bordel (il faut l’avouer) et donc cela rend difficile toute analyse des prises de décisions. Ces différents facteurs le conduisent à faire ses propres arbitrages en adaptant ses raisonnements en fonction de multiples facteurs qui peuvent, en fonction des situations, prendre une part plus ou moins importante. C’est-à-dire que pour la même situation, on peut voir que dans certains cas la culture va être déterminante, quant à un autre moment, ce sera plutôt l’environnement ou un choix plus individuel. Par exemple : une personne pourra décider de s’habiller en fonction du temps qu’il fait pendant une semaine, et quelques jours plus tard, porter un costume malgré la chaleur pour paraître plus convaincant auprès de ses clients. L’humain est donc capable de changer de stratégie en fonction de ce qu’il veut produire. 

On entend encore trop aujourd’hui les notions de cerveau gauche et droit. Un cerveau qui serait rationnel et l’autre qui serait émotionnel. Cette vision est fausse, et ce n’est que récemment qu'on a montré que les émotions et le raisonnement étaient en réalité intrinsèquement liés et indissociables. Alain Damasio a connu un énorme succès grâce à son livre L'erreur de Descartes (1994). À partir des cas « Phinéas Gage » et “Eliot”, il  démontra l’impact central des émotions dans le raisonnement. En effet, ces deux individus ont eu des accidents leur causant des troubles émotionnels. On s’est rendu compte que depuis leur perte des système émotionnels, leurs comportements sont devenus étranges, incohérents et réduisant fortement leur rationalité. Il n’est pas le seul et depuis, de nombreux travaux ont montré le rôle déterminant des émotions sur la prise de décision. C’est d’ailleurs aujourd’hui, un des courants les plus étudiés en psychologie cognitive. Dans le contexte spécifique des technologies, le concept d’UX est directement influencé par les théories intégratives des émotions. L’expérience utilisateur (UX) peut être définie comme un mélange d’émotions complexes, et comme le produit des interactions entre des utilisateurs (le qui) un outil et son interface (le quoi) et les contextes d’utilisation (le quand) (Hassenzahl & Tractinsky, 2006). 

En 2005, Norman, Ortony & Revelle vont donc proposer un modèle émotionnel dans un ouvrage intitulé : “The role of affect and proto-affect in effective functioning”. Ils vont prendre à contre-courant la pensée encore très présente à l’époque qui, en général, défendait que le ressenti émotionnel des consommateurs importait peu sur les processus d’achat. En effet, le modèle qui se développait le plus à l’époque et qui est toujours majoritaire aujourd’hui, est le concept d’utilisabilité. C’est-à-dire la capacité d’un outil à être simple à utiliser et à répondre à un besoin. Cette vision est encore trop teintée de l’approche rationaliste et, malheureusement, ne permet pas de comprendre pourquoi l’engagement ou plus simplement l’achat des produits ne répondent pas à une logique de  “besoin”. Comment expliquer avec la notion de besoin notre amour pour des objets peu, voire pas du tout utiles ?  Par ailleurs, l'utilisabilité ne permet pas non plus de répondre à ces questions.  En effet, dans le domaine des logiciels, comment expliquer l’utilisation massive d’Excel ? Un outil très difficile à prendre en main, avec donc un faible niveau d’utilisabilité et qui n’a quasi pas changé depuis des dizaines d’années ? Pour répondre à ces problématiques, Norman, Ortony & Revelle revendiquent l’intégration des émotions dans l’étude de la relation entre les humains et les objets. Ils vont ainsi développer un modèle sur les trois niveaux de relations émotionnelles qu’un individu peut développer avec tout type d’objet, outil et finalement tout type de choses. Car oui, on peut appliquer ce modèle à toute relation d’un humain envers : une marque, une musique, une entreprise, un objet physique, un style, etc. 

2 - Le modèle du design émotionnel

Le modèle émotionnel est divisé en trois niveaux d'analyse : viscéral, comportemental et réflexif.  

Le niveau viscéral est responsable à la fois des réponses automatiques inscrites dans nos gènes, et très liées aux sens de notre corps. Ces réponses sont hors de contrôle et indépendantes de la culture. Par exemple : la peur d’un bruit très fort nous donne envie de s’éloigner. 

Le niveau comportemental est quant à lui davantage conscient, mais reste majoritairement incontrôlable. Il fait référence aux réponses focalisées sur une action. Par exemple : l’efficacité ou la simplicité à utiliser un objet. Par exemple, on peut être gêné  en portant un nouveau jean trop serré. Attention, ce niveau comportemental n’est pas uniquement lié à des usages d’objets. En effet, il comporte tout forme d’accessibilité. Il sera par exemple peu pratique de faire pousser un arbre dans un appartement, ou alors un coût élevé comme barrière à  l’achat de tout objet. 

Enfin, le niveau réflexif est le mode le plus conscient, le plus dépendant de la culture et de notre rapport au monde C’est le mode qui est le plus déconnecté de l’action finalement. Ce mode renvoie à la relation avec notre identité individuelle et sociale, et plus spécifiquement à ce que l’objet peut dire de nous. Par exemple : j’aime ce tableau parce qu’il me rappelle mon père, ou encore : je n’achète que des produits français de saison dans une démarche éco-responsable.

Schéma construit personnellement avec des images issues de la base de données de Google Image

Ces trois niveaux, bien que classés en tant que dimensions distinctes du système émotionnel, sont liés et s’influencent mutuellement pour créer notre expérience émotionnelle globale. Dans cette relation aux objets, les émotions prennent une place importante, voire centrale. Par exemple, le plaisir favorise une attirance et donc un désir envers l’objet quand la frustration ou le dégoût favorise un rejet ou un éloignement de l’objet. C’est ce qui va expliquer pourquoi nous aimons ou non (au sens littéral), certains objets. Effectivement, on développe des relations quasi sentimentales avec certains objets, de manière analogue à ce qu’on peut retrouver avec d’autres humains ou animaux. C’est pour cela que nous pouvons même ressentir de la colère envers une table après s’être cognées, voire parfois même, avoir envie de lui rendre la pareille.

Le niveau viscéral

Tableau récapitulatif du niveau viscéral

(Images provenant de Istock libre de droit)

Une alarme incendie évoque par sa nature qu’il faut fuir. C'est automatique, indépendamment de votre culture et ça vous prend au corps. 

Le niveau comportemental

Tableau récapitulatif du niveau comportemental
(Images provenant de Istock libre de droit)

Le jeu vidéo joue fortement sur le niveau comportemental en favorisant le plaisir dans la réussite ou la frustration dans l’échec. 

Le niveau réflexif

Tableau récapitulatif du niveau réflexif
Autoportrait de Van Gogh, 1887

Le rapport à l'art est fortement réflexif (même si un peu viscéral, car il peut jouer sur les couleurs par exemple). En revanche, il renvoie rarement au niveau comportemental, parce que l’art ne sert normalement pas d’un point de vue fonctionnel. Sauf, si vous décidez de taper quelque chose ou quelqu’un avec votre tableau par exemple. 

3 - Résumé et Conclusion 

Le modèle du design émotionnel est très utile et surtout pratique à utiliser pour penser, anticiper ou comprendre les relations d’engagement entre un consommateur et un objet au sens large (objet, outil, technologie ou service). 

Vous pouvez par exemple vous poser la question des niveaux émotionnels que suscite  votre outil ou votre service chez vos clients. Si l’objet répond principalement au niveau comportemental, l’engagement des consommateurs est plus friable, c'est-à-dire instable, car l’engagement du consommateur va dépendre principalement du prix ou des qualités intrinsèques de la solution. Dans ce cas, si demain, votre concurrent propose mieux ou moins cher, le consommateur n’aura aucun problème à changer de produit. Or, si la relation avec le consommateur est essentiellement d’ordre réflexif, qui cependant est plus longue à établir. Le consommateur aura une confiance forte envers la marque et moins sur le produit. 

En effet, le consommateur sera moins focalisé sur les capacités de vos outils, mais plutôt sur le fait de posséder un objet de votre marque. Dans le monde du BtoB, on voit à quel point Salesforce® peut être payé très cher pour des entreprises qui auraient largement pu utiliser un outil moins coûteux, mais l’aura du “plus hype des CRM” offre une image d’entreprise plus sérieuse. 

Dans le monde du BtoC, les consommateurs achètent Apple®, Mercedes® ou Tesla® et ils ne cherchent pas forcément à acheter le produit qui leur correspond le mieux. Pire, ils sont même  capables de payer plus cher que prévu pour s'approprier la marque. Les personnes engagées avec Apple® ont de grandes chances d’avoir un Mac, un Iphone etc. L’ancienne génération de Mac pro a connu un grand succès alors qu’il fallait payer plus cher pour une Touch Bar qui n’a jamais été appréciée par la grande majorité des clients. Est-ce que pour une marque quelconque, on voit des consommateurs accepter de payer 10 % de plus leur matériel pour une fonctionnalité aussi frustrante que la Touch Bar ? Dans le même temps, on remarque bien moins de fidélité pour les ordinateurs portables qui fonctionnent sous Windows, où les logiques comportementales dominent et où l’achat se rapproche plus d’une réflexion plus rationnelle. Ainsi, pour chaque achat, le consommateur utilise un raisonnement global et concentre sa réflexion sur les qualités du produit et moins sur la marque. 

Enfin, le niveau viscéral sera représenté en partie par votre image, vos sites, voire le design esthétique de votre objet ou par le discours que vous employez. Il est important, mais jamais suffisant pour engager durablement vos consommateurs. Il pourra aider à convertir, mais aura peu d’effet sur le churn à long terme. Attention, le modèle émotionnel ne suffit jamais  à expliquer seul pourquoi une population cible adopte ou non un outil sur le long terme (d’autres modèles sont spécifiques à l'adoption de technologies ou changement de comportements); cependant, il offre beaucoup de clefs de compréhension. Enfin, le modèle est un super outil pour cadrer la conception du produit ou service jusqu'à la manière de communiquer dessus. 

Concrètement, le modèle émotionnel peut être très intéressant à intégrer dans un guide d’entretien afin d’enrichir un rapport d’UX research, ou lors d’une phase de Discovery en design. Il peut également être utilisé en phase d'analyse des données pour cartographier des données existantes, en séparant les niveaux émotionnels et donner plus de reliefs à l’analyse. Les analyses de ce type sont très appréciées des stakeholders ou sponsors, car ces derniers sont plus éloignés du projet et ont besoin de comprendre la valeur du produit sur les consommateurs ou usagers. Cela permet de valoriser une conception à partir d'analyses pointues des populations cibles. Enfin, ce modèle peut être utilisé dans une phase de conception ou d’amélioration en orientant la production pour que l’objet réponde à chaque niveau d’analyse émotionnel.  Ainsi, on façonne l’objet pour qu’il favorise une palette large d'émotions favorisant l’engagement des clients. Idéalement, un produit doit susciter les trois niveaux émotionnels, même si ce n’est pas toujours aussi simple en fonction des situations. 

Le prochain article permettra d’appliquer concrètement ce modèle émotionnel en proposant un guide d’entretien basique, une grille d’analyse et un exemple de thématisation des réponses avec des exemples. 

Références

Merci aux relectures précieuses qui ont permis la réalisation de cet article : Sebastien L'Hoste, Robin Eppling, Florian Gauthey et Yanis Lakrout

Andersen P.A., Guerrero L.K., (1998) Principles of Communication and Emotion in Social Interaction, Handbook of communication and Emotion, Research Theory, Applications and Contents, Academic Press, p. 49-96.

Damasio, A. (1999). The feeling of what happens: Body and emotion in the making of consciousness. Harcourt College Publishers.

Damasio, A. (2004). L’erreur de Descartes. Jean-François Marmion

Ortony, A., Norman, D. A., & Revelle, W. (2005). Affect and Proto-Affect in Effective Functioning. In J.-M. Fellous & M. A. Arbib (Eds.), Who needs emotions?: The brain meets the robot (pp. 173–202). Oxford University Press.

Hassenzahl, M., & Tractinsky, N. (2006). User experience – a research agenda. Behavior & Information Technology, 25, 91-97.

Houdé, O. (2021). Conclusion. L’émotion et le corps, guides de l’intelligence humaine. Dans : Olivier Houdé éd., L'intelligence (pp. 119-123). Paris cedex 14: Presses Universitaires de France.