Méthodologie

Les apports du Design Fiction pour repenser les situations de travail

Alan Cohen
Les apports du Design Fiction pour repenser les situations de travail

Tout changement dans une entreprise a des répercussions sur l’activité de ses salariés. À titre d’exemple, changer de logiciel ça n’est pas simplement changer d’outil de travail car cela demande une réactualisation de l’activité dans son entièreté. Pour comprendre cela, il faut utiliser une approche interactionniste, c'est-à-dire considérer étudier un système comme étant le produit d’interactions successives et perpétuelles entre l’humain et les différentes variables conditionnés par son environnement.

Considérons maintenant le système “Expérience de travail” comme étant le produit de l’interaction entre des tâches à réaliser, des individus qui doivent les réaliser et des outils utilisés. Le changement d’un outil en entreprise n’est donc ni une question purement technique, ni individuel, car le nouveau système va venir remodeler l’ensemble de l’organisation du travail. Les conséquences sont simples : au pire des problèmes d'adoption et au mieux une sous-utilisation des capacités du nouvel outil. 

Ainsi avant que l’outil soit utilisé de manière optimale et développer la productivité de l’entreprise, un temps d’adaptation est nécessaire. Ce temps de transition est très variable, et c’est pour cette raison qu’un accompagnement des salariés est primordial sur ce type de projet. En effet, c’est uniquement comme cela qu’on peut réduire au maximum les difficultés des utilisateurs et réduire les problèmes d’adoption dus au changement, c'est ce qu'on appelle l'adoption. Cependant, seule, elle ne permet pas forcément de jouir des nouvelles possibilités de l’outil. Il est donc nécessaire de travailler également sur l’appropriation des utilisateurs. 

Rabardel parle de genèse instrumentale (1995) qui est composée de deux processus : l’instrumentation et l’instrumentalisation. Dans un premier temps, l’instrumentation est un processus orienté vers les tâches à réaliser. C’est une phase d’apprentissage où l’individu découvre l’outil et va appliquer les anciens schèmes d’action qu’il utilisait avec l’ancien outil.  Dans un second temps le processus d’instrumentalisation est orienté vers l’outil. C’est la phase d'appropriation où le sujet développe de nouveaux schèmes d’action permis grâce au nouvel outil. Quand le processus d’instrumentation est conditionné par la formation, le processus d'instrumentalisation peut être sublimé par des ateliers de simulation d’activité. 

Vous vous demandez sûrement : “Mais comment faire de la simulation quand l’activité n’existe pas encore ?” Premièrement, nous vous répondrons que vous n’avez pas lu l’article précédent d'introduction à la simulation d’activité (Lien ici) mais chez Sullivan, nous aimons transmettre alors, nous allons quand même vous répondre. 

La simulation créatrice d’activité même lorsque celle-ci n’a pas débuté  

Dans un contexte de changement organisationnel ou technique, penser l’activité future est évidemment difficile, car comment traiter d’une situation qui n’existe pas encore ? (Daniellou, 2004). C’est le défi majeur que rencontre un certain nombre d’intervenants spécialisés dans l’accompagnement au changement. Dans ce contexte spécifique, l’intervenant doit employer des méthodes différentes de l’analyse de l’activité classique où l’on emploie par exemple les observations de situation de travail libres (papier, stylo) ou “armées” , ou les entretiens individuels et collectifs qui portent sur l’étude de l’activité et des représentations des salariés.  Effectivement, l’analyse de l’activité vise à comprendre une activité déjà existante. Quant à la simulation prospective de l’activité, l'objectif est davantage de se rapprocher de ce que sera l’activité future réelle plutôt que de construire une représentation précise et de fait éloigné de la réalité. On sait bien évidemment qu’il est impossible de connaître l’activité future de manière précise. Cependant, dans le cadre d’un changement de logiciel en entreprise, l’utilisation d’un outil plutôt qu’un autre va venir conditionner les différentes actions possibles des individus et c’est bien sur ces aspects que l’atelier doit porter (Van Belleghem, 2013).

L’enjeu de cette “approche de l’activité” n’est donc pas de prévoir en détails l’activité future, mais plutôt de penser à un espace de possibilités. Cette flexibilité des situations et des pratiques futures doit être une opportunité pour l’entreprise, car elle seule permet aux travailleurs concernés de pouvoir alterner les modes opératoires en fonction des situations (Daniellou, 2004). Cela leur permettra de surcroît d’être plus souples et adaptés face aux situations de travail qui ne sont jamais deux fois identiques. De plus, on sait que de nombreux projets d’investissement ou de réorganisation comme les projets de changement technologique produisent des résultats décevants comme des retards au démarrage, des dépassements de budget ou encore des difficultés de maîtrise du nouveau système par les opérateurs (Wisner & Daniellou, 1984). 

La simulation en réponse aux défaillances récurrentes des projets de changement

Deux principaux types de défaillance ont été révélés lors d’analyses des dysfonctionnements. Le premier porte sur la structure du projet, car celle-ci est souvent remise en cause par la faiblesse du pilotage politique et/ou de la manière dont les objectifs sont (mal) définis en début de projet. Il est fort probable que cela s’explique par l’utilisation massive de la pensée fonctionnaliste portée par les ingénieurs (d’autant plus en France qui est culturellement un pays d’ingénieur). En effet, l’attention des ingénieurs est tournée principalement sur les dimensions techniques, cela entraîne une sous-estimation du facteur humain, c'est-à-dire entre autres : les caractéristiques de la population du travail, l’organisation et la formation (Van Belleghem, 2012). Le second type de défaillance mis en évidence dans l’étude est l’insuffisante prise en compte du travail humain dans les décisions de conception. Le travail est souvent abordé en termes de tâches prescrites et cela entraîne une ignorance de la direction au sujet des régulations que les travailleurs sont obligés d’employer pour faire face aux variabilités des situations. Pourtant, ces régulations sont nécessaires, car penser le travail uniquement en termes de tâches prescrites est trop réductrice. Représentée par les fiches de poste, ce sont des simplifications massives des activités qui produisent des représentations de l’activité erronées car elles excluent toutes les tâches qui renvoient aux activités invisibles. C’est ce que Strauss nommait “le travail d’articulation”.

Selon ce sociologue des organisations, « un travail supplémentaire est  nécessaire pour que les efforts de l'équipe soient finalement plus que l'assemblage chaotique de fragments épars de travail » (Strauss, 1992, p.191). Dans la réalité, c’est donc c’est bien la bonne réalisation de ce travail invisible qui conditionne la performance collective puisqu’il permet d'agréger de manière fluide les activités individuelles pour produire un ensemble cohérent. Donc en atelier, si on élabore des tâches trop prescrites, les situations pensées seront arrêtées, rigides et laissant peu de  place à la variabilité des situations, ce qui a fortiori oblige les salariés à trouver des solutions d’adaptation pendant l’action. D’après Daniellou (1987) ce type de régulation peut déboucher sur la conception d’automatismes simplistes qu’on pourrait représenter par des pansements, et qui ne permettent pas de faire face aux situations de variabilité. Tout ceci aide à produire une sous-estimation d’éléments clés tels que les contraintes et les marges de manœuvres relatives à l’activité de travail, les conséquences sur la santé et sur la qualité de la production (Barcellini, Van Belleghem & Daniellou, 2013). 

Conclusion

Il apparaît donc qu’un projet de changement d’outil doit être suffisamment préparé et accompagné, car sa réussite aura un grand impact positif à la fois sur la productivité et le bien-être des salariés. Pour arriver à ce résultat, il est fondamental que les utilisateurs soient au cœur du projet et que l’objectif soit d’atteindre le plus rapidement possible la genèse instrumentale définie par Rabardel. Pour l’atteindre, deux processus successifs sont en jeu : l’instrumentation puis l’instrumentalisation. La simulation intervient sur le second processus. Mais comment anticiper une activité future qui par définition n’existe pas ? La réponse est qu’il ne faut pas vouloir la penser réellement, ou du moins pas précisément, car c’est justement ce qui nous intéresse. Effectivement, l’objectif est plutôt de se projeter collectivement dans les situations finales qui, elles-mêmes, vont conditionner des contraintes sur lesquelles on va venir travailler. En effet, les situations sont finalement assez cloisonnées, parce qu'elles résultent d’interactions successives entre les compétences de l'individu, les tâches qu’il a à réaliser et les contraintes provoquées par son environnement.

Anticiper le futur permettra donc une meilleure préparation des équipes et une réduction du nombre de dysfonctionnements inhérents au changement. En outre, la simulation projective d’activité peut également être une opportunité d'accélérer le processus d’instrumentalisation, c’est-à-dire l’appropriation de l’outil et donc a fortiori être un moyen pour l’entreprise de générer une augmentation de la productivité et du bien-être au travail. Rappelez-vous, des salariés qui participent aux processus de décision auront de grandes chances de se sentir investis dans le projet et seront donc potentiellement épanouis par la suite. Enfin, il ne faut pas négliger le pouvoir de réduction des incertitudes qui est permise par la simulation projective. Elle sera un moyen d’action efficace contre les résistances au changement itinérant à l’incertitude, qui est un des facteurs principaux de la résistance au changement et en même temps si légitime…

Voici un graphique résumant l'intérêt de la méthode de simulation sur la productivité de l’entreprise dans un contexte de changement de logiciel. On y voit les deux courbes de productivité en fonction des actions réalisées. Quand dans un premier temps la formation accélère le processus d’instrumentation jusqu’à ce que la productivité soit stabilisée, la simulation d’activité vient dans un second temps intervenir pour maximiser l’appropriation de l’outil et ainsi rehausser la courbe de productivité. 

Schéma représentatif d'un changement de logiciel dans un contexte professionnel (avec ou sans accompagnement)

Références

Wisner, A., & Daniellou, F. (1984). Operation rate of robotized systems : the contribution of ergonomic work analysis. In H.W. Hendrick & O. Jr. BrownN (éds), Human Factors in Organizational Design and Management (pp 461-465). Amsterdam: Elsevier Science Publishers B.V.

Daniellou, F. (1987). Les modalités d’une ergonomie de conception, son introduction dans la conduite des projets industriels (Note documentaire ND 1647-129-87). Paris: INRS.

Rabardel, P. (1995). Les hommes et les technologies, une approche cognitives des instruments contemporains. Armand Colin, Paris.

Daniellou, F. (2004). L’ergonomie dans la conduite de projets de conception de systèmes de travail. In P. Falzon (éd.), Ergonomie. Paris: PUF.

Daniellou, F. (2007). Des fonctions de la simulation des situations de travail en ergonomie. Activités, 4(4-2), 77-83. Retrieved from https://docplayer.fr/1308878-Des-fonctions-de-la-simulation-des-situations-de-travail-en-ergonomie.html

Barcellini, F., Van Belleghem, L., & Daniellou, F. (2013). Les projets de conception comme opportunité de développement des activités. In P. Falzon (éd.), Ergonomie constructive (pp. 191-206). Paris: PUF.