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Arrêtez de demander (ou presque) les besoins de vos utilisateurs !

Alan Cohen
Arrêtez de demander (ou presque) les besoins de vos utilisateurs !

Introduction

Lors de la sortie du premier IPAD en 2011, une grande majorité de personnes (peut-être que vous en faisiez partie) ne voyait pas du tout l'intérêt de ce produit. Autrement dit, si on avait simplement demandé à un panel d’utilisateurs ou d’experts, la plupart des répondants auraient douté de l’utilité de l’IPAD et donc de son adoption par un grand nombre de personnes. Ni un smartphone, ni un ordinateur. Cette chimère technologique semblait ne répondre à aucun besoin. Steve Jobs lui-même se demandait à l’époque : “Y a-t-il de la place pour une troisième catégorie d’appareils dans le milieu, quelque chose qui se trouve entre l'ordinateur portatif et le téléphone intelligent ?”. Le vice-président de DELL de l’époque disait quant à lui que “ceux qui peuvent prédire le futur de la tablette sont soit des gens qui travaillent chez Apple, soit des personnes qui ont trop fumé”.

L’Histoire a pourtant donné raison à Apple, en effet, dès sa sortie et encore près de 15 ans plus tard, l’IPAD a bien trouvé sa place et un grand nombre d'utilisateurs ne peuvent plus se passer de cet outil. Encore aujourd’hui, l’IPAD est un succès commercial puisque l’entreprise a encore vendu pour 9 milliards de dollars en 2021 (l’équivalent en dollar de ses ventes de Mac la même année). 

Ainsi, un nouveau produit qui paraissait inutile auprès de clients et d’experts du métier est devenu indispensable pour un grand nombre d’entre eux. Alors comment expliquer ce changement dans la perception du besoin ? Comment expliquer que des personnes qui ne voyaient pas l’intérêt d’un produit ne puissent plus s’en passer quelques années après. 

Et si une partie de la réponse était dans la question ? Et si justement l’expression d’un besoin n’a finalement pas grand-chose à voir avec les comportements finaux que sont l’achat et l’usage régulier.  C’est dans ce contexte que j’expose la problématique suivante : 

Est-ce que la simple mesure d’un besoin exprimé est efficace pour anticiper les comportements d’adoption futurs envers une technologie ou un service ?  

Contexte actuel français : Récolter les besoins exprimés est la norme pour trop d’équipes

Aujourd’hui, la grande majorité des fonctionnalités développées sont déterminées quasi exclusivement à partir des besoins exprimés par les utilisateurs ou clients. En effet, indépendamment des méthodes employées (retours informels, entretiens, questionnaires, ateliers, etc) les besoins sont recueillis essentiellement à partir du discours des clients. Le principe est simple et plutôt intuitif : les utilisateurs sont les mieux placés pour connaître leurs propres besoins. 

Pourtant, est-ce vraiment le cas ? 

Si la méthode semble simple et efficace , elle est en réalité insuffisante et surtout coûteuse pour les entreprises qui conçoivent des technologies qui ne sont jamais utilisées par la plupart de leurs utilisateurs. C’est peut-être même la principale cause des nombreux problèmes de conception. Si Apple avait simplement écouté les retours des observateurs ou des pairs issus des métiers de la tech de l’époque, certainement qu’il ne l’aurait jamais sorti. Mais c’est mal connaître Apple qui emploie des méthodes centrées utilisateurs très poussées en intégrant les sciences cognitives depuis plusieurs décennies maintenant. Rappelons que Donald Norman (inventeur du concept d’UX) fut le vice-président de la section "Advance Technology Group" d'Apple de 1993 à 1998. 

Cet article vise à démontrer en quoi cette approche encore trop présente en France est une erreur fondamentale en termes de recueil de données et plus largement le symptôme d’une méconnaissance du fonctionnement cognitif des humains pour la plupart des équipes de conception françaises.  Je tiens à noter que je ne prétends pas dire que toutes les équipes travaillent mal pour l’activité de Discovery. Bien heureusement, beaucoup de confrères travaillent très bien et ont conscience de ce dont je parle, mais je vois pas mal d'équipes de design françaises qui pêchent. Notamment durant mon activité d’intervenant en école, j’ai pu accompagner une centaine d'alternants et voir le travail des équipes “UX”. Mon expérience m’a montré que sont essentiellement celles qui sont dépourvues d’experts ou expertes en sciences du comportement. En gros, on parle ici des Product Manager ou des designers non formés aux sciences humaines et qui ont le rôle de réaliser la discovery. 

Problématique : L’Humain identifie (très) mal les influences qui s’exercent sur lui 

En tant qu’Humain, nous ne sommes pas très bons, voire même mauvais pour identifier les phénomènes, connaissances ou autres facteurs externes qui exercent une influence sur nos pensées et nos comportements. En effet, la plupart sont invisibles ou indolores et donc inconscients (Cialdini, 1984 ; Joule et Beauvois, 2010). Finalement depuis Spinoza, cette idée a encore du mal à être intégrée en France.  C’est paradoxal quand on voit à quel point la thématique de la manipulation porte un réel intérêt en France et dans le monde contemporain. Les succès commerciaux de certains ouvrages scientifiques sur le sujet le démontrent : Le petit traité de la manipulation des honnêtes gens (Beauvois, 1987) ou Influence (Cialdini, 1984). 

Ces dernières années, les sciences cognitives et sociales ont confirmé les écrits de Spinoza en prouvant que nous ne sommes peu efficaces pour identifier les influences qui s’exercent sur nous. Pire : “Nous en arrivons à nous mentir à nous-mêmes de temps en temps pour que nos opinions et nos sentiments restent dans la ligne de ce que nous avons déjà choisi de faire. (Robert Cialdini , 2007).  C’est ce qu’on appelle la rationalisation. 

Mais ce n’est pas tout. Les sciences cognitives ont montré que dans de nombreuses situations, l’introspection humaine est de mauvaise qualité (Nisbett et Wilson ,1977 ; Metcalfe , 1986 ; Berti et al., 2005). Selon Stanislas Dehaene (2009), l’humain commet des erreurs durant une introspection : lorsque nous pensons, nous ne réfléchissons pas à ce qui explique ou influence notre façon de penser, mais uniquement à ce que nous pensons. C’est-à-dire que nous avons conscience de nos pensées, mais pas des  déterminants de ces pensées. En résumé, nous avons conscience de ce qu’on pense à l’instant où on le pense, mais pas du pourquoi et du comment on y pense. Ces résultats s’appliquent également au contexte des outils numériques. Il est en réalité très difficile de savoir pourquoi nous aimons ou non un objet et donc pourquoi nous adoptons ou non un outil (Norman, 2012). 

Dès lors qu’on sait cela, pourquoi demander à des utilisateurs ce qu’ils aiment ou non, ou ce qu’ils veulent, alors que concrètement, ils ne sont même pas capables de connaître les vraies raisons  de leur adoption ou non adoption. Pire, leurs propositions vont être déconnectées de leurs futurs comportements. 

Ainsi, on observe des équipes récolter le besoin auprès d’utilisateurs qui demandent une nouvelle fonctionnalité (1). L’équipe développe la fonctionnalité (2). Les utilisateurs ne l’utilisent pas (3). 

Pour comprendre plus en profondeur, voici les principales raisons de ce problème fondamental et méthodologique 

Analyse d’une erreur de mesure :  Écart entre attitude et comportement

Dans la vie de tous les jours, nous faisons toujours le lien entre les attitudes et les comportements. Comme si les deux étaient tellement liés et qu’il suffirait de mesurer les attitudes pour anticiper les comportements. Avant d’aller plus loin, voici les bases pour bien situer les deux concepts. 

Bases théoriques et exemples : Différences entre attitude et comportement

En général, on explique les comportements des gens par leurs attitudes : “C’est parce qu’il est écologique qu’il a autant réduit ses déchets”. Pourtant, il fait consensus en sciences du comportement que les attitudes n’ont pas d’effet direct sur les comportements (paradoxalement l’inverse est plus vrai, cf. Cialdini). Ainsi, on peut dire que certains comportements rationalisent la pensée et jamais l’inverse. En tant qu’être humain, nous sommes piégés par cette croyance qui tend à nous faire penser que nous sommes des être rationnels. 

Cas d'étude : le “boycott” français pour la coupe du monde au Qatar 2022

Prenons l’exemple de la coupe du monde au Qatar, l’outil de mesure des attitudes par excellence que sont les sondages annonçaient un boycott historique en France. Que ce soit pour des motifs sociaux ou écologiques, cette coupe du monde n'était pas la bienvenue lorsqu’on demandait directement aux “français” leur point de vue, c’est-à-dire leur attitude. Par exemple, 65% des répondants ont déclaré qu’ils allaient boycotter la coupe du monde selon le sondage d’Odoxa pour Winamax et RTL. Il en existe plein d’autres facilement trouvables sur internet. 

Avons-nous assisté à un réel boycott français ? Pas du tout, plusieurs records ont même été atteints. France-Maroc a notamment rassemblé une vingtaine de millions de téléspectateurs, soit 66.5% de la part d’audience. 

Demander les besoins, c’est récolter des attitudes

Quand on demande aux gens s’ils vont faire telle ou telle action, en termes de méthodologie, nous mesurons une attitude. En général, on pense que les attitudes entraînent quasi directement les comportements futurs. Comme énoncé plus haut, c’est factuellement faux, sinon aujourd’hui, il y aurait très peu de fumeurs, environ 50% de cancers en moins (qui sont dûs à nos comportements individuels selon le ministère de la Santé France), des sondages plus cohérents avec les résultats d'élections, etc. 

Application dans le contexte des outils 

Pour un projet de conception de technologie, l’important est bien le comportement. Effectivement, c’est bien les processus d’adoption, c’est-à-dire l’achat, l'utilisation et l’engagement qui sont cruciaux pour les entreprises puisque ce sont les comportements qui génèrent les revenus et non les retours ou évaluations des clients. Pour une entreprise de software, un grand nombre d'utilisateurs payants réguliers vaut bien plus qu’une bonne note sur Google. 

J’espère que maintenant, vous comprenez pourquoi se fier uniquement aux besoins exprimés par les utilisateurs est une méthode trop simpliste si vous cherchez à prédire les futurs usages et donc anticiper l’adoption. Cela peut conduire à des erreurs de priorisation de fonctionnalité. 

Mais pourquoi en France, on observe autant d’erreurs et d’approximations dans le travail d’UX Research ou Discovery et donc par la suite à des productions de fonctionnalités ou de services avec peu de valeur ?

Conclusion

Un problème de compétence psychosociologique + recueil et analyse de données 

Nous sommes dans un monde avec beaucoup de données et un grand nombre d’analyses. Pourtant la question de la qualité de la donnée est encore un sujet assez peu exploité dans le monde de l’UX Research ou Discovery. Recueillir les besoins exprimés uniquement, c'est concevoir par la suite à partir d’une mauvaise information, ou du moins une information partielle et surtout floue et donc peu pertinente. C’est malheureusement ce qui se passe souvent lors d'études de discovery aujourd’hui en France. Attention, je redis que ce n’est pas une généralité et qu’il y a beaucoup de personnes qui travaillent correctement. Plus globalement, nous avons ici typiquement un des principaux  problèmes que j’observe aujourd’hui en France : l’intégration de mauvaises variables dans les protocoles de recherche sur les comportements. Encore trop de décisions sont prises sur des analyses qui sont souvent hors-sol. En plus d'engendrer des coûts humains et financiers élevés pour les entreprises, ces recherches mal menées ou incomplètes amènent de surcroît une forme de méfiance à l'égard des méthodologies d’UX Research ou discovery qui pourtant apportent réellement de la valeur lorsqu'elles sont maîtrisées.

Mesurer des comportements, les approches systémiques et la triangulation méthodologique

Dans ce contexte du design, l’activité de recherche (discovery) est cruciale, car elle consiste à identifier les besoins réels et donc d’anticiper les futurs comportements d’adoption. Ainsi, des méthodes de recueil de données efficaces et bien pensées permettent de créer une donnée de qualité qui permettra de prendre de meilleures décisions de conception. En effet, le travail des équipes de design ou produit est plutôt une question de résolution de problème. L’objectif n’est pas de demander ce que veulent les gens, mais de comprendre en profondeur les situations pour que les équipes design conçoivent par la suite les solutions à ces problèmes. Cela passera par le croisement de méthodes d’analyses, c’est-à-dire de la triangulation méthodologique. Ce qui revient globalement à réaliser différents recueils de données, en mixant les modes, les sources de données et les acteurs. Mais la priorité reste d’analyser l’activité réelle et les comportements des utilisateurs ou consommateurs. Ce n’est pas aux utilisateurs eux-mêmes de concevoir leur propre expérience future. Ils doivent évidemment être intégrés aux processus d’analyse et d’évaluation, mais pas en tant qu’acteurs purs de proposition. Le travail de l’équipe design n’est pas de suivre ce que demande l’utilisateur ou le client. L’objectif est bien de concevoir pour répondre à des problématiques réelles rencontrées sur le terrain. Dans ce contexte, le travail de l’UX Research est de mettre en lumière les problématiques rencontrées par les utilisateurs et de faciliter le travail de l’équipe design qui se concentre sur la manière d’y résoudre. 

Dans la phase exploratoire, les approches systémiques offrent de solides outils de compréhension globale et permettent de lier les différentes thématiques et les acteurs au cœur des problèmes à résoudre. Une fois le modèle systémique développé sur mesure à partir des analyses terrains, les méthodes de prospective tel que le design fiction vont quant à elles viser la facilitation de la génération des idées ou concepts en répondant aux différentes problématiques et contraintes révélées lors de l’étude exploratoire. 

Quelles alternatives quand on n’a pas les moyens d’avoir un spécialiste à plein temps ?

Si vous cherchez à faire de l’UX Research et que vous n’avez pas de moyens d’intégrer à plein temps ces profils. Privilégiez des courtes missions ou un accompagnement régulier de vos équipes par un spécialiste afin de cadrer sur le long terme l’activité de discovery de votre entreprise ou équipe. Souvent, quelques jours par mois sur le long terme suffisent à gagner en efficacité. Pour ces deux types de prestations, comptez entre 6000 à 12000 euros net en fonction de l’ancienneté du spécialiste. Dans le cas où vous avez moins de 6000 euros de budget il est préférable d’intégrer des jeunes profils spécialistes en sciences humaines et donc tout de même formés en recueil et analyse de données tels que des stagiaires en M1 ou M2. Leurs protocoles de recherche seront bien plus efficaces que ceux réalisés par les profils ingénieurs même s'ils manqueront d'expériences professionnelles. 

Références

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Ross, L. (1977). The Intuitive Psychologist and His Shortcomings: Distortions in the Attribution Process. In L. Berkowitz (Ed.), Advances in Experimental Social Psychology (pp. 173-220). New York: Academic Press.

Nisbett, R. E., & Wilson, T. D. (1977). The halo effect: Evidence for unconscious alteration of judgments. Journal of Personality and Social Psychology, 35(4), 250–256. https://doi.org/10.1037/0022-3514.35.4.250

Metcalfe, J. (1986). Feeling of knowing in memory and problem solving. Journal of Experimental Psychology: Learning, Memory, and Cognition, 12(2), 288–294. https://doi.org/10.1037/0278-7393.12.2.288

Norman, Donald. (2004). Emotional Design: Why We Love (or Hate) Everyday Things. 

Cialdini, R. B. (2007). Influence: the psychology of persuasion. Rev. ed. ; 1st Collins business essentials ed. New York, Collins.

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Stanislas Dehaene (2009). Reading in the Brain: The New Science of How We Read. New York: Penguin + 388 pp. ISBN: 978-0-14-311805-3

Joule, R. & Beauvois, J. (2010). Introduction. Dans : , R. Joule & J. Beauvois (Dir), La soumission librement consentie: Comment amener les gens à faire librement ce qu’ils doivent faire ? (pp. 3-12). Paris cedex 14: Presses Universitaires de France.

Ajzen, I. (2012). The theory of planned behavior. In P. A. M. Van Lange, A. W. Kruglanski, & E. T. Higgins (Eds.), Handbook of theories of social psychology (pp. 438–459). Sage Publications Ltd. https://doi.org/10.4135/9781446249215.n22

Norman, D. (2012). Le design des objets du quotidien. Eyrolles 

Girandola, F. & Fointiat, V. (2016). Attitudes et comportements: comprendre et changer. 10.3917/pug.giran.2016.01.